Quel modèle économique pour la presse en ligne au Sénégal?

Publié le par Mamadou NDIAYE

 internet

 Dans un pays où l’analphabétisme atteint les 57 % de la population et où le nombre d’utilisateurs d’internet ne dépasse pas 2 millions, la profusion de sites d’information en ligne est apparemment paradoxale. Le chercheur qui ambitionne de percer ce mystère se heurte à un mur, celui du silence. En effet, les promoteurs de journaux en ligne parlent volontiers de leurs difficultés financières par rapport à la gestion des sites web et du personnel, s’il y en a ; mais, ils refusent systématiquement de donner leur chiffre d’affaires annuel ou le montant de leurs recettes publicitaires. Les raisons sont multiples : raisons sociales, risques de redressement fiscal, pratiques non transparentes, etc. Toujours est-il que cette situation montre que derrière la mise en ligne d’un site web d’information, il n’y a pas uniquement un projet journalistique ; l’aspect économique est plus que déterminant.

Payant/non payant : le dilemme de la presse en ligne sénégalaise

      Dans son ouvrage intitulé, Le journalisme après Internet, Yannick Estienne remarque fort justement que « la culture de la gratuité, largement répandue sur l’Internet, représente, dans les premières années (1995-1998), un obstacle important au développement économique de la presse en ligne. Le passage au modèle payant semble d’autant plus impopulaire que la grande majorité des échanges sur l’Internet ne relève pas directement de la logique marchande ». Cette affirmation résume, en quelques mots, le dilemme auquel est confrontée la presse en ligne au Sénégal. Les éditeurs de presse se plaignent assez souvent de la baisse des ventes, des difficultés pour trouver un papier de qualité et pour faire face à leurs nombreuses charges. Cependant, les versions électroniques de leurs journaux sont d’accès libre et gratuit. Au-delà de la culture libertaire et des valeurs de partage et de solidarité développées par les précurseurs (les hackers) sur l’Internet, cette situation, qui semble paradoxale, peut être expliquée par au moins trois facteurs :

 - Le premier est l’inexistence au Sénégal d’un système de micro-paiement. Ce qui fait que l’internaute sénégalais ne pourra pas acheter ou s’abonner à un journal en ligne. Déjà en 2002, Abdou Latif Coulibaly du groupe de presse Sud Communication, évoquait la possibilité de mettre en place un abonnement mensuel de 10 dollars pour au moins 15 000 lecteurs de l’édition en ligne. Ce projet n’a jamais vu le jour.

 Le second facteur est relatif au faible taux de bancarisation au Sénégal (7 %). Ce qui fait que rares sont les particuliers qui détiennent une carte bancaire. Dans ces conditions, un abonnement à un journal en ligne est difficilement concevable.

 Le troisième facteur résulte d’une stratégie qui consiste à vouloir rester gratuit pour augmenter le nombre de lecteurs et en faire un argument pour négocier les contrats publicitaires. Le Sénégal étant une nation à fort taux d’émigration, la diaspora constitue une cible privilégiée pour les journaux en ligne. En effet, une bonne fréquentation d’un site Web par les Sénégalais de l’extérieur offre au promoteur des possibilités d’annonces et des ressources financières importantes.

      Au-delà de cette gratuité qui est la règle, la présence en ligne de la presse sénégalaise répond à des enjeux économiques importants. D’ailleurs, le lé-gislateur sénégalais ne s’y est pas trompé. L’article 8 de la loi n° 2008-08 sur les transactions électroniques assimile le fait de fournir des informations en ligne à du commerce électronique: « Entrent également dans le champ du commerce électronique les services tels que ceux consistant à fournir des informations en ligne, des communications commerciales, des outils de recherche, d’accès et de récupération de données, d’accès à un réseau de communication ou d’hébergement d’informations, même s’ils ne sont pas rémunérés par ceux qui les reçoivent ». Les systèmes d’abonnement aux journaux en ligne et de micro-paiement étant inexistants, la publicité reste le principal enjeu.

La publicité ou l’autre moyen de générer des ressources

      L’Internet progresse et s’affirme de plus en plus comme un outil incontournable dans le cadre de la publicité. Certains avancent même que, dans un avenir proche, il risque de bouleverser le domaine de la communication. Les entreprises investissent déjà la Toile. Courrier électronique, visioconférence, recherche d’informations, etc. y sont mis en œuvre. Du point de vue de la publicité, les sites web présentant les entreprises et leurs produits, les bannières publicitaires, les liens sponsorisés, commerciaux ou hypertextes figurent parmi les techniques utilisées. Les médias et réseaux sociaux, principalement les blogs, Facebook et Twitter, sont également des espaces de communication qu’affectionnent les entreprises.

      Selon l’étude de l’agence OMEDIA, la publicité sur l’Internet au Sénégal se développe sûrement avec des tarifs compris entre 200 000 et 300 000 francs CFA en page d’accueil pour une semaine. Cependant, rares sont les journaux en ligne qui en tirent profit. Les groupes de presse qui disposent d’une télévision, d’une radio et d’un journal se taillent la part du lion. Mais la Radio Télévision Sénégal (média public) absorbe une bonne partie de ces recettes publicitaires. Dans une communication intitulée « Les médias publics face au nouvel environnement politique : les exigences et moyens d’un véritable service public », Mansour Sow, un ancien de la maison, précise que chaque année, les recettes publicitaires de la RTS varient entre 10 et 15 milliards. De l’avis du journaliste Alassane Diallo « avec un marché publicitaire de près de 20 milliards de francs Cfa par an, au Sénégal, la presse en ligne n’en bénéficie même pas de 200 millions ». Aux difficultés de trouver des recettes suffisantes pour la survie d’un journal en ligne s’ajoutent celles relatives au partenariat financier. De ce fait, les promoteurs de sites web d’information sont obligés de s’investir dans d’autres activités pour pouvoir faire face aux charges de gestion du site et des ressources humaines. Comme nous l’avons déjà dit, ces promoteurs ne sont pas très bavards en ce qui concerne le montant de leurs recettes publicitaires. Dans une enquête réalisée le 22 avril 2012 sur un total de 36 sites web, nous avons obtenu six réponses. Sur la question des recettes publicitaires, un promoteur de site n’a pas jugé utile de répondre à la question, un autre avance avoir des recettes de moins d’un million, deux promoteurs disent percevoir entre 1 et 5 millions, un autre entre 5 et 10 millions, un dernier touche plus de 10 millions de francs CFA. Toutefois, les données qu’ils affichent sur leurs sites laissent penser que certains sites s’en sortent bien. Par exemple, des entreprises et institutions comme le Gouvernement du Sénégal, la Francophonie, Brussels Airlines, Western Union, South Africa Airways, la Société générale de Banques au Sénégal (SGBS), The Kennedy Center of Washington, etc., ont fait confiance à seneweb.com pour diffuser leurs messages. Le consultant en journalisme/communication Aboubacar Sadikh Ndiaye nous a confié que les rares sites Web sollicités pour passer des annonces touchent entre 500 000 francs et 1 200 000 francs CFA. Pour Seneweb le chiffre d’affaires journalier est de l’ordre de 100 000 à 150 000 francs CFA, voire plus pendant les périodes de fêtes ou à l’occasion d’un événement d’envergure nationale.

      Les sites Web dynamiques, régulièrement mis à jour et offrant aux internautes un contenu multimédia de qualité, réussissent toujours à fidéliser un nombre important de visiteurs uniques. La fréquentation du site étant un critère déterminant pour les publicitaires ou annonceurs, les promoteurs rivalisent d’ingéniosité pour rendre leurs sites populaires. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent l’option de rendre gratuit l’accès aux sites Web. Frédéric Filloux, contributeur régulier sur slate.fr avertit que « le modèle économique fondé sur la gratuité ne fonctionne pas pour les médias traditionnels »; par conséquent, nous nous acheminons vers le retour du payant à l’image des grands groupes de presse américains.

L’aide à la presse, le nouveau filon

      La loi n° 96-04 du 22 février 1996 relative aux organes de communication sociale, aux professions de journaliste et de technicien dispose en son article 58 : « un fonds d’aide aux organes de communication sociale est créée par la loi des finances qui en détermine les modalités de fonctionnement ». Son montant actuel est de 500 000 000 francs CFA. Ce fonds d’aide, appelé « aide à la presse », est distribué aux organes de presse. Cependant, chaque année, la subvention à la presse, telle qu’elle est conçue, c’est-à-dire sous forme d’aide financière, suscite toujours des polémiques ou des frustrations. En 2009, les responsables des groupes de presse Sud communication et Avenir communication ont retourné leurs chèques au ministère de la Communication estimant que le montant qui leur a été alloué est très en deçà de leurs attentes. Ces deux groupes de presse font régulièrement des révélations sur des scandales ou autres détournements de deniers publics au sommet de l’État. Avec les faibles montants qui leur sont alloués, ils pensent que l’État utilise l’aide à la presse comme un moyen de pression. Le ministère de la Communication se défend régulièrement de cette accusation, mais il n’en demeure pas moins que des groupes de presse de moindre importance ont reçu plus de subventions. Pour éviter ce genre de situation, un comité consultatif de la subvention aux organes de communication sociale a été mis en place. Ce comité a tenu le 2 septembre et le 9 novembre 2010 deux réunions au sortir desquelles il a été décidé de revenir à une certaine orthodoxie.    Désormais, pour bénéficier de la subvention de l’État, les organes de presse devront fournir les pièces justificatives du respect des critères édictés par les articles 59 et 60 de la loi n° 96-04. Le 4 décembre 2010, à l’occasion de la deuxième édition du Gala national de la presse organisé par la Convention des jeunes reporters du Sénégal (CJRS), Moustapha Guirassy, alors ministre de la Communication et des Télécommunications, porte-parole du gouvernement, a annoncé que l’État a décidé de porter l’aide à la presse à 700 millions F CFA pour soutenir davantage les médias sénégalais. Aussi, la presse en ligne va, désormais, bénéficier de cette subvention. Cette information est capitale pour les promoteurs de journaux en ligne car jusque-là ces supports n’étaient pas pris en compte dans la distribution de l’aide à la presse. Avec cette subvention, les promoteurs pourront avoir des ressources additionnelles leur permettant d’entretenir leurs sites et de gérer leurs ressources humaines.

Cette promesse est devenue réalité, car, en 2013, 35 sites d’information en ligne en ont bénéficié. Cependant, à l’instar des autres organes de presse, les sites web d’information devront satisfaire quelques critères édictés par le projet de code de la presse, déjà adopté en Conseil des ministres et présentement au parlement. Dans ce projet, la presse en ligne est définie comme étant « tout service de communication au public en ligne édité à titre professionnel par une personne physique ou morale qui a la maîtrise éditoriale de son contenu, consistant en la production et la mise à disposition du public d’un contenu original, d’intérêt général, renouvelé régulièrement, composé d’informations présentant un lien avec l’actualité et ayant fait l’objet d’un traitement à caractère journalistique, qui ne constitue pas un outil de promotion ou un accessoire d’une activité industrielle ou commerciale ». Tout site web qui répond à ces critères et qui dispose d’une rédaction peut recevoir l’aide à la presse. Cette réflexion nous a permis de voir que la presse en ligne au Sénégal est fortement dépendante des milieux économiques (annonceurs) et de l’État (aide à la presse). Cette dépendance lui permettra-t-elle de jouer pleinement son rôle de sentinelle de la démocratie ?

 


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M
salut j'ai lu votre article avec un interet ,je peux vous témoigner que cette pensée mérite d'etre enseignée
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